« Eh, mon garçon ! ça ne vous dirait pas de vous joindre à notre petite expédition ? Il nous manque quelqu'un... »

Le jeune homme releva la tête. Un chasseur au visage congestionné s'avançait vers sa table, titubant, brandissant un flacon rempli de vin franzien. Des filets carmin striaient ses yeux globuleux et brillants.

« Il me semble vous avoir fait une proposition, insista le chasseur. J'attends une réponse...

— Quelle expédition ? » demanda le jeune homme.

Un sourire gourmand se dessina sur les lèvres luisantes du chasseur. Il voulut ingurgiter une nouvelle rasade d'alcool mais une oscillation de forte amplitude lui fit perdre l'équilibre et des rigoles ambrées ruisselèrent sur son menton, s'écoulèrent le long de son cou, s'infiltrèrent sous ses vêtements, de luxueux vêtements de bourgeois des mondes du Centre qui empestaient l'urine. Il se cramponna au rebord de la table pour ne pas basculer vers l'arrière.

« Pas n'importe quelle expédition, mon garçon ! Le rêve de tout authentique chasseur ! Tu permets que je m'assoie ? »

Une question de pure forme : s'il ne s'asseyait pas dans les trois secondes qui suivaient, il s'affalerait comme une chiffe molle sur le parquet de ce cabanon rustique pompeusement baptisé Bar Naïmerod. Ses compagnons d'expédition, accoudés au comptoir une planche brute posée sur deux tréteaux , ne valaient guère mieux. Leurs jambes flageolantes avaient de plus en plus de mal à les porter. Leurs voix traînantes, grasseyantes, débitaient un nombre incalculable d'insanités à la minute, et la serveuse, une jeune Franzienne rousse habillée d'une robe gris perle dangereusement courte et décolletée, se contorsionnait dans tous les sens pour esquiver leurs mains moites. Les forêts tropicales de Franzia étaient réputées pour leur faune abondante, variée, et la chasse, principale activité touristique de la planète, attirait des quantités croissantes de nobles et de bourgeois des mondes du Centre en quête de sensations fortes. Les circuits comprenaient, outre l'indispensable guide autochtone, les bivouacs en pleine forêt (frissons garantis), les longues marches sur des pistes qu'il fallait essarter à la machette (le parfum de l'aventure) et le M.C.G. (le minimum cynégétique garanti), une assurance contractuelle qui certifiait à chaque client de rentrer les bras chargés de trophées. A cela pouvaient s'ajouter des prestations complémentaires telles que la fourniture d'une indigène sélectionnée jeune (prépubère), exempte de maladie vénérienne (attestation d'un médecin de la C.S.S., Convention santé stellaire), chargée de préparer des repas typiques (le goût de l'authentique) et d'assouvir les fantasmes de son Nemrod occasionnel , ou encore la possibilité de massacrer quelques échantillons mâles ou femelles des tribus aborigènes. En dépit d'un tarif prohibitif, la mode des têtes embaumées de sylvages (sauvages des sylves) connaissait une vogue grandissante et rejetait au second plan les trophées ordinaires, les sempiternelles peaux d'oursigre blanc, pumaon de feu ou autre lyphète à crête bleue.

« Vous allez exterminer une tribu entière d'aborigènes ? » demanda le jeune homme d'un ton neutre.

Il leva son verre et but à son tour. L'âpre vin franzien lui incendia la gorge. Le sort des sylvages l'indifférait, comme tout le reste. Cela faisait près de cinq ans qu'il s'était enfui de Terra Mater. Après avoir erré de monde en monde, il avait fini par se fixer sur Franzia. Non pas qu'il ait trouvé quelque attrait particulier à cette planète de l'amas de Néorop, mais il n'avait guère eu le choix : l'antra de vie, la vibration du silence, l'avait subitement quitté et, avec lui, la possibilité de voyager sur ses pensées.

« Non, mille fois non ! éructa le chasseur. Des têtes de sylvages, mâles, femelles, enfants, j'en ai tellement que je ne sais plus où les mettre ! J'ai même fait embaumer des corps et reconstitué un village aborigène dans ma maison de campagne d'Issigor... Ça amuse mes amis, mais moi... »

Il pencha le buste au-dessus de la table et dévisagea son interlocuteur avec toute l'attention dont il était encore capable.

« Cette fois-ci, nous ne resterons pas sur Franzia, mais nous irons sur son satellite, Jer Salem... Nous partons dans quinze jours par... par... »

Il se retourna et jeta un coup d'œil pardessus son épaule, mouvement présomptueux qui faillit le renverser de sa chaise. Derrière le comptoir, la serveuse rousse avait de plus en plus de mal à se dépêtrer des mains des autres chasseurs. Sur les cloisons de bois brut étaient clouées des têtes de félins et de lyphètes à crête bleue, aux orbites oculaires éclairées par des ampoules rondes et blanches.

« Par une navette spéciale... Attention, c'est un secret que je te confie là... Nous ne sommes que dix dans le coup...

Il n'y a pas de gibier sur Jer Salem, dit le jeune homme. Seulement des montagnes, des déserts de glace et quelques oursigres blancs... »

Le chasseur avala une nouvelle lampée d'alcool. Ses joues molles, comprimées par le liséré froncé de son colancor, se couvrirent d'une teinte violacée.

« Ç'a été vrai pendant huit mille ans standard... Mais dans un mois vont passer les... les xaxas...

Les xaxas ? s'étonna le jeune homme. Les oiseaux mythiques des Jersalémines ?

Les xaxas ne sont pas des oiseaux mais des... des animaux fabuleux qui migrent d'une galaxie à l'autre...

Oui, s'ils existent ! »

Un rictus hideux déforma la bouche lippue du chasseur.

« Et pourquoi n'existeraient-ils pas ?

Il s'agit sûrement d'une légende. D'une simple allégorie religieuse. »

Le chasseur prit le risque insensé de se retourner et de désigner l'un de ses compagnons à demi vautré sur la planche du comptoir.

« Tu vois cet homme ? Celui avec la veste noire et la toque rouge ? Il s'appelle Song-Nu Jien... C'est l'un des plus grands érudits des mondes du Centre. Il vient d'être nommé historiographe officiel de la cour impériale. Il prendra ses fonctions sur Syracusa à la fin de l'expédition...

Et alors ?

Il a passé plus de la moitié de sa vie à étudier les mythes de Jer Salem... La fameuse religion du Globe... C'est lui qui a monté cette opération... Il nous a promis que nous pourrions tirer des xaxas... Le rêve... Etre là au moment où passe un gibier extraordinaire, un gibier qui, tous les huit mille ans, traverse l'immensité stellaire et vient se poser sur un minable caillou glacé du nom de Jer Salem... Nous serons dix... Seulement dix, dans tout l'univers recensé, à bénéficier de ce privilège... Plus toi si tu le veux...

Quel serait mon travail ?

Aider à porter le matériel... Song-Nu Jien nous a recommandé d'emmener des armes lourdes, des canons à propagation lumineuse... Les xaxas ont, paraît-il, la peau dure. Ils ont besoin d'un vrai blindage pour supporter sans dommage l'incroyable pression du vide, les échauffements et les frottements des stratosphères. Chacun de nous aura son porteur attitré... Des Germinans d'Alemane, des brutes qui ont le cerveau aussi minuscule qu'ils ont les épaules larges. L'un d'eux a reçu un coup de couteau mal placé hier soir, dans une ruelle de Néa-Marsile, et nous n'avons plus le temps de faire venir un remplaçant... »

Le jeune homme souleva son verre de quelques centimètres et s'abîma dans la contemplation des minuscules vagues qui agitaient le liquide ambré. Le bras de la serveuse rousse excédée se détendit comme un ressort. La gifle claqua sur la joue d'un chasseur trop entreprenant. Contrairement à ce qu'elle avait escompté, son geste eut pour seul résultat d'attiser l'ardeur de l'impudent. Il se glissa sous la grande planche transversale, lui enlaça la taille et entreprit de lui retrousser sa robe.

Le jeune homme jeta un coup d'œil distrait sur les deux silhouettes qui s'agitaient derrière le comptoir. La situation risquait de s'envenimer rapidement pour la serveuse, seule face à ces grands bourgeois échauffés par l'alcool. Elle poussait des glapissements aigus mais, le cabanon étant situé à l'orée de la grande forêt tropicale, à deux bons kilomètres des premiers faubourgs de Néa-Marsile, il aurait fallu un invraisemblable concours de circonstances pour que quelqu'un perçoive ses appels au secours. Le jeune homme était le seul à pouvoir lui venir en aide, mais par malheur pour elle, il se désintéressait de son sort. Elle ne valait guère mieux que ces butors avinés. Elle était, comme eux, une quantité négligeable, une créature de chair et de sang condamnée à tomber en poussière. Ses gesticulations forcenées et ses vociférations avaient quelque chose de dérisoire. Ils étaient maintenant trois à s'acharner sur sa robe. Les six autres riaient à gorge déployée. Le jeune homme n'avait pas envie de rire, mais de pleurer. Il lui arrivait encore de s'apitoyer sur lui-même.

« Alors ? insista le chasseur.

Pourquoi moi ?

Vous avez l'air costaud... Peut-être pas autant qu'un Germinan d'Alemane, mais cinquante kilos de bagages ne devraient pas vous faire peur... Et puis vous m'êtes sympathique... »

La proposition ne tombait pas si mal. Cela faisait plus de deux ans que le jeune homme se morfondait sur Franzia et, puisque la vie s'obstinait à vouloir de lui, le moment était venu peut-être d'aller traîner son ennui ailleurs. Quelques jours de promiscuité avec ces rustres ne seraient pas pires que les interminables heures de solitude dans la forêt franzienne. Ils n'apaiseraient certes pas les tourments de son âme, mais ils auraient au moins le mérite de lui changer les idées. Les hurlements de la serveuse lui vrillaient les tympans.

« Combien est-ce que vous payez ?

Il y en a qui paieraient pour avoir l'honneur de nous accompagner ! grommela le chasseur.

J'ai besoin d'argent », dit le jeune homme.

Il rendait divers services rémunérés aux compagnies cynégétiques, mais les primes qu'elles lui versaient suffisaient à peine à subvenir à ses besoins.

« Cent unités standard par jour, le salaire d'un porteur...

Même si les xaxas ne sont pas au rendez-vous ? »

Le chasseur se lança dans l'entreprise périlleuse de vider son flacon et de hausser les épaules en même temps. Le goulot lui heurta violemment la base du nez et des gouttes d'alcool s'engouffrèrent dans ses narines. Tant vive fut la sensation de brûlure que ses yeux larmoyèrent.

« Evidemment... Ça n'a rien à voir... »

La robe malmenée se déchira brusquement de haut en bas, dévoilant la chair blanche, grasse, et les sous-vêtements de soie de la serveuse. Surpris, les trois hommes qui l'importunaient perdirent l'équilibre, s'empêtrèrent dans les plis de leurs capes et se renversèrent comme des quilles. Elle mit à profit ce bref instant de confusion pour se ruer vers la porte de la réserve et fila sans demander son reste. Par les vitres sales de la fenêtre, le jeune homme la vit traverser la cour à toutes jambes et se diriger vers la forêt. Le couvert absorba la flamme dansante de sa chevelure et la blancheur laiteuse de sa peau... Curieux comme les êtres humains s'accrochaient à leur misérable existence.

« D'accord...

Magnifique ! s'exclama le chasseur en tendant un bras tremblant. Je suis Geof Runocq, d'Issigor. »

Une vague de dégoût submergea le jeune homme lorsqu'il serra la main poisseuse de son interlocuteur. L'image de la main caressante et parfumée de Naïa

Phykit lui traversa l'esprit. Elle lui avait effleuré le front et les lèvres après l'avoir connecté à l'antra. Elle l'avait enveloppé d'un regard à la fois grave et radieux. Il était resté immobile un long moment face à elle, immergé dans ses somptueux yeux pers, fasciné par sa beauté, bouleversé par la vibration et la chaleur du son de vie. Il avait eu l'impression que ses limites corporelles se déployaient, s'effaçaient, qu'il devenait la Terre, le Soleil, l'univers tout entier. L'espace de quelques secondes, il avait été associé au chœur vibrant de la création, il était devenu un guerrier du silence.

Il se rendit compte que le chasseur ne lâcherait pas sa main tant qu'il n'aurait pas décliné son identité.

« Mikl Manura, du Sixième Anneau de Sbarao.

-Enchanté, Mikl Manura de Sbarao ! Viens, je vais te présenter aux autres... »

Les autres n'étaient guère présentables, mais cela n'empêcha pas Geof Runocq, chancelant, d'ânonner d'incompréhensibles noms devant les corps affalés sur la planche du comptoir ou effondrés sur le parquet. Les scènes d'ivrognerie étaient courantes dans les débits de boissons installés au bord de la forêt. Le vin franzien, un mélange détonant de suc fermenté de feuilles et d'alcool de riz jaune, faisait partie intégrante de la panoplie du chasseur chevronné (une expression de la virilité) et le touriste qui se serait avisé de transgresser le rituel immuable de la soûlerie du premier jour aurait été d'emblée classé dans la catégorie des béjaunes.

Geof Runocq s'arc-bouta contre le comptoir. Le flacon pendait au bout de son bras inerte. Des ronflements sonores s'élevaient des bouches entrouvertes de ses compagnons d'expédition. Ils portaient tous des colancors sous leurs capes de tissu-vie ou leurs manteaux de soie. Les mèches torsadées qui s'évadaient de leurs couronnes-eau lumineuses ou des fronces de leurs cache-tête baignaient dans des flaques de vomi et de vin.

« Rendez-vous... ici... demain matin... Avant de partir pour... pour Jer Salem, nous souhaitons tenter une petite expérience à Néa-Marsile... Une expérience unique... Tu sais laquelle ? »

Mikl Manura ne savait pas et il commençait à en avoir pardessus la tête de subir le verbiage haché de son interlocuteur. Il avait été engagé pour porter des pièces de canon, pas pour endurer les confidences ineptes et l'haleine fétide d'un tueur d'opérette.

« Ça fait longtemps... longtemps... que nous nous posons la question... Une question de chasseur... »

Geof Runocq faisait des efforts surhumains pour maintenir ouvertes sa bouche et ses paupières.

« Cette question, c'est... Peut-on tuer un Scaythe d'Hyponéros ?... »

Ses jambes se dérobèrent sous lui. Sa main se lança à la recherche aventureuse d'une prise, happa un verre qui traînait par là, faucha trois flacons épars, heurta le front d'un dormeur, mais ne le retint pas de s'affaisser comme une chiffe molle sur le parquet.

« Peut-on tuer un Scaythe d'Hyponéros ? répéta-t-il d'une voix ensommeillée. Demain matin... nous aurons la réponse... Rendez-vous ici à trois heures locales... » Mikl contempla durant quelques minutes l'ample et régulier mouvement de la poitrine de son nouvel employeur couché sur le sol, puis retourna s'asseoir à sa table. Il se demanda quelle était la part de forfanterie dans les paroles de Geof Runocq. Sans doute ne s'agissait-il que d'une rodomontade de bourgeois embrasé par l'alcool franzien, mais il n'en restait pas moins vrai qu'il avait posé une bonne question. Peut-on tuer un Scaythe d'Hyponéros ? Sur Terra Mater, le mahdi Shari n'avait jamais évoqué cette possibilité. Il avait parlé de chaîne vibratoire, de source lumineuse, de souveraineté créatrice, de divinité humaine, mais à aucun moment il n'avait été question d'affronter les Scaythes par les armes.

Mikl fouilla dans ses souvenirs d'enfance. En l'an 2 de l'Ang'empire, la guerre avait fait rage sur les Anneaux de Sbarao : la mort du seigneur Dons Asmussa, le martyre public de sa femme, dame Moniaj, et de ses enfants avaient soulevé les populations locales. La répression des troupes impériales, commandées par un cardinal kreuzien et deux Scaythes inquisiteurs, avait été implacable. Mikl n'avait que sept ans lorsqu'il avait assisté à l'agonie de ses parents sur des croix-de-feu à combustion lente. Il avait ensuite été recueilli par des rebelles des monts Piai et avait lui-même participé à plusieurs escarmouches contre l'armée d'occupation. Son rôle était de récupérer les armes sur les cadavres, amis ou ennemis. Il avait donc, par obligation militaire, dépouillé une quantité considérable de corps, décapités par les disques métalliques des mercenaires de Pritiv, déchiquetés par les bombes lumineuses, noircis par les rayons momifiants des désintégrateurs, fendus par les hachelases... Or, aucun Scaythe, aucun inquisiteur en acaba rouge, aucun protecteur en acaba blanche, aucun assistant en acaba noire n'avait fait partie des blessés ou des tués. Comme si les mutilations et la mort ne concernaient pas les natifs d'Hyponéros. Restait à savoir si la raison en était qu'on ne les prenait jamais pour cible ou bien que les armes humaines conventionnelles n'avaient aucun effet sur eux.

Mikl se prit à espérer que Geof Runocq et ses amis avaient l'intention réelle de mettre leur projet à exécution. Après tout, ces types-là, blasés, imbus d'eux-mêmes, bravaches, inconscients, avaient certainement besoin de se lancer ce genre de défi pour avoir l'impression d'exister.

Le visage de la serveuse rousse s'immisça timidement dans l'entrebâillement de la porte de la réserve. Après avoir constaté que ses clients étaient hors d'état de nuire, elle entra, s'accroupit, ramassa sa robe en lambeaux, l'examina et lâcha une bordée de jurons en vieux franzien. C'est alors qu'elle remarqua la présence de Mikl. Des étincelles de colère dansèrent dans ses yeux clairs.

« Espèce de petit salaud ! crachat-elle en impériang. Tu aurais laissé ces porcs me violer !

— N'insulte pas mes nouveaux patrons, répliqua froidement Mikl. Etant donné leur état, je doute fort qu'ils aient eu la capacité de te faire le moindre mal.

— Ce n'est pas une raison ! » Elle désigna les rigoles pourpres qui sillonnaient ses épaules et son ventre d'albâtre. « Je me suis écorchée aux branches et aux épines de cette putain de forêt... Ma robe est foutue... J'ai gagné ma journée... Ces gros pleins de fric se croient tout permis ! Et toi, fous le camp ! Je t'ai assez vu pour aujourd'hui ! »

Mikl se leva et se dirigea tranquillement vers la porte qui donnait sur la forêt. Avant de sortir, il se retourna et toisa la serveuse qui épongeait le sang de ses égratignures avec sa robe.

« Lorsqu'on vend son âme aux touristes, il ne faut pas s'étonner qu'ils se conduisent comme en territoire conquis. »

Elle lui lança un regard haineux.

« Va au diable, merdeux ! »

Un sourire pâle effleura les lèvres de Mikl. Le diable, il l'avait déjà rencontré. Il lui avait même vendu son âme six ans plus tôt.

La cour de l'usine désaffectée était déserte.

Mikl contemplait la voûte céleste. C'était l'aube, le moment magique où les étoiles nocturnes du cœur de l'amas de Néorop jetaient leurs derniers feux. Regroupées en boule autour de la plus grande d'entre elles, la géante rouge Bêtaphipsi, elles formaient un gigantesque luminaire aux multiples et somptueuses nuances qui s'éteignait peu à peu à l'ouest. A cause de leur relative proximité et de leur brillance, les nuits franziennes avaient une allure de crépuscule perpétuel et, les premiers temps, Mikl avait rencontré d'insurmontables difficultés à trouver le sommeil. Il avait alors passé de longues heures à observer les mouvements des astres, leur lent resserrement en spirale, puis en boule, les vitraux subtils et changeants que générait la fusion des halos. Il avait également appris à repérer la grande ceinture d'astéroïdes, une bande étroite, courbe, plus ou moins scintillante selon les saisons.

A l'est affleuraient les rayons dorés des quatre étoiles diurnes de Franzia et points des planètes Alemane, Spain et Nouhenneland. Les quatre soleils s'étaient progressivement détachés de l'amas quelques millions d'années plus tôt. Ils s'appelaient, dans leur ordre successif d'apparition, Epzilon, Omicron, Upzilon et Omegon, mais les Franziens, peuple à la fois poète et paresseux, les surnommaient plus familièrement les quatre Farfadets de l'espace (Farfadet 1, Farfadet 2, Farfadet 3 et Farfadet 4).

« Ils ne devraient plus tarder... », chuchota Geof Runocq.

Le groupe des chasseurs, armés d'ondemorts, de brûlentrailles et de poires à rayons cryogénisants, s'était embusqué dans une salle du premier étage du bâtiment principal. De là, par les fenêtres dépourvues de vitres, ils avaient une vue d'ensemble de la vaste cour intérieure que les rayons obliques des Farfadets saupoudraient d'or clair. Leurs regards étaient rivés sur le portail d'entrée qu'ils avaient refermé derrière eux après avoir détruit la serrure à code.

Lorsque, deux heures plus tôt, Mikl était entré dans le cabanon du Bar Naïmerod, il les avait retrouvés dans la même position qu'il les avait quittés. La serveuse, elle, avait disparu. Il s'était demandé si Geof Runocq aurait une quelconque souvenance de ses propos de la veille, puis il s'était dit qu'il ne risquerait pas grand-chose à les ranimer. Un accès de mauvaise humeur, tout au plus... A sa grande surprise, ils lui avaient été reconnaissants de son initiative, même si leurs yeux chassieux et leurs mines de papier mâché trahissaient l'extrême délabrement de leur état. Ils avaient récupéré leurs armes légères, rangées dans une remise du cabanon, et avaient immédiatement pris le chemin de Néa-Marsile.

Ils n'avaient pas eu le temps de se changer. De lourds effluves de vin franzien fermenté, d'urine et de sueur s'exhalaient de leurs vêtements. Dans les faubourgs de l'agglomération, Song-Nu Jien, l'historien, chargé de rabattre le gibier (et quel gibier ! un Scaythe protecteur de pensées), avait commandé un taxiboule par un holophone public et les autres s'étaient dirigés vers cette usine désaffectée, un site de retraitement des minerais utigéniens fermé par les autorités locales en raison d'un taux de radioactivité trop élevé. Un endroit idéal pour tendre un piège.

« Vous êtes sûr que Song-Nu Jien va venir avec un protecteur ? demanda Mikl.

Je ne t'ai pas dit qu'il avait obtenu un poste d'historiographe officiel à la cour impériale de Vénicia ? » grommela Geof Runocq, pris en tenaille par une migraine tenace et une nausée latente.

Le vert pré du cache-tête de son colancor contrastait fortement avec le jaune maladif de ses joues flasques. Dans cette immense salle vide, le moindre chuchotement se transformait en un insupportable vacarme, et les autres chasseurs, qui aspiraient au silence absolu, lancèrent des regards courroucés en direction des deux bavards.

« Quel rapport ? dit Mikl.

Les protecteurs de pensées ne sont pas assez nombreux pour satisfaire la demande, soupira Geof Runocq. Moi, par exemple, je suis sur une liste d'attente depuis plus de cinq ans. Un titre officiel comme celui de Song-Nu Jien permet de bénéficier de la priorité courtisane. Quel que soit l'endroit, il lui suffit d'aller se présenter devant les autorités compétentes pour qu'on lui octroie d'office un protecteur. Voire deux s'il le souhaite...

Un jeu dangereux. Si vous tuez ce protecteur, les inquisiteurs kreuziens n'auront aucun mal à remonter la piste de votre ami et, par conséquent, la vôtre...

Personne ne saura que Song-Nu Jien aura... égaré un protecteur de pensées sur Franzia. Ils ne sont pas recensés, ils n'ont même pas de nom. On les affecte selon leur disponibilité mais leurs déplacements ne sont consignés nulle part. Ce sont des fantômes : ils ne laissent pas de trace... Et maintenant, s'il te plaît, boucle-la ! »

Mikl jugea quelque peu simplistes les arguments de Geof Runocq. Son raisonnement était celui d'un humain déconnecté, d'un être identifié à ses perceptions, à ses sens. Pour l'Issigorien, tout ce qui n'était pas étiqueté, écrit, conservé sur un mémodisque, délimité dans l'espace et le temps ce qui ne laissait pas de trace, selon sa propre expression n'existait pas. Or ces restrictions spatio-temporelles ne s'appliquaient pas aux Scaythes d'Hyponéros, reliés en permanence aux conglomérats des maîtres germes par ce que le mahdi Shari des Hymlyas appelait les « impulsions matricielles ». L'Hyponériarcat cumulait les rôles de géniteur, de banque de données et de centre de liaison. Ce qui signifiait qu'au cas, loin d'être évident, où les armes des chasseurs auraient la capacité de tuer le protecteur, l'Hyponériarcat recevrait l'information au moment même où les implants de son germe s'échapperaient de son enveloppe.

Mikl s'abstint de faire part de ses réflexions à Geof Runocq et à ses amis. Il obtempérait d'autant plus volontiers à l'ordre qui lui avait été intimé de garder le silence qu'il ne voulait surtout pas les inquiéter et les dissuader d'aller jusqu'au bout de leur folle entreprise. Malgré leurs airs de matamores, ils ne semblaient guère rassurés. Leurs doigts jouaient nerveusement sur les crosses nacrées de leurs armes et, en dépit de la fraîcheur de l'aube, leurs fronts se couvraient de perles de sueur. Leur courage s'étiolait au fur et à mesure que se rapprochait l'heure fatidique de l'exécution. Dans leur hâte, ils avaient oublié de se munir de quelques flacons de vin franzien, cet infâme tord-boyaux qui accomplissait le prodige de métamorphoser en aventuriers intrépides les bourgeois ventripotents et timorés.

Farfadet 1 et Farfadet 2 émergeaient au-dessus des lignes brisées des toits, habillaient la cour intérieure de tentures chaudes, éclatantes. L'amas des étoiles nocturnes avait disparu et le ciel se parait de ce vernis gris-bleu qu'il conserverait jusqu'au crépuscule.

« Qu'est-ce qu'il fout ? gronda Geof Runocq.

— Il a sûrement eu un problème... On devrait peut-être lever le camp... », fit un chasseur, un ressortissant de Marquinat dont Mikl avait oublié le nom.

La peur galopait plus vite que les fauves des forêts franziennes. Dorénavant, ils se saisiraient du moindre prétexte pour battre en retraite. Mikl maudit leur couardise. Elle risquait de faire avorter une expérience unique, une expérience peut-être susceptible de modifier radicalement le cours des choses. Il avait impérativement besoin d'en connaître le dénouement pour arrêter une décision définitive. S'il se vérifiait que l'on pouvait combattre les Scaythes d'Hyponéros par les armes, il fonderait un mouvement interplanétaire chargé d'éliminer la totalité des porteurs d'acaba des mondes recensés. Il avait passé toute la nuit à concevoir son grand projet. Il lui faudrait contacter les réseaux clandestins de passeurs, les convaincre de mettre leurs déremats pirates à sa disposition, recruter et former des exécutants sur chacune des trois cent soixante-dix-sept planètes de l'Ang'empire, superviser ou coordonner les opérations depuis un site relié par mémodisque à tous les terminaux des correspondants locaux... Ce programme ambitieux comportait certes de nombreuses inconnues, entre autres la réaction des passeurs des réseaux des individus que n'étouffaient pas les scrupules , mais aucun obstacle ne paraissait insurmontable à Mikl, galvanisé par les nouvelles et fantastiques perspectives qu'offrait la mise à mort d'un Scaythe. Il n'était plus un guerrier du silence, il avait profité d'une absence de son maître, le mahdi Shari, pour s'enfuir comme un voleur de Terra Mater, il avait déçu ses parents de lumière, Naïa Phykit et Sri Lumpa, il avait vécu d'expédients sur les divers mondes qui avaient jalonné son errance, il avait égaré la vibration de l'antra, il avait perdu l'espoir... Le jour était peut-être venu de se relever, de recouvrer sa dignité, de renouer avec l'héroïsme du combat. A la condition que ces poltrons de chasseurs, les agents secrets de sa renaissance, ne flanchent pas au moment crucial. Ils réservaient probablement leur bravoure aux grandes occasions telles que le viol collectif d'une serveuse de bar ou le massacre méthodique des inoffensifs sauvages des sylves.

« Il ne viendra plus maintenant », dit Geof Runocq.

Mikl fixait obstinément les vantaux du grand portail métallique, sur lequel se fichaient les rayons éblouissants des deux Farfadets. Ouvre-toi ! Ouvre-toi ! Il ne supporterait pas que s'éteigne le feu dévorant qui l'embrasait, ce même feu qui l'avait poussé à prendre tous les risques sur le Sixième Anneau de Sbarao, puis, après la sanglante répression des troupes impériales, à s'introduire dans une agence de voyages de la C.I.L.T., à abattre l'employé avec un ondemort récupéré sur un cadavre et à se glisser dans un déremat. Les coordonnées du dernier voyage n'avaient pas été effacées. Il avait appuyé sur le bouton lumineux de transfert et s'était rematérialisé sur un satellite artificiel du nom d'Eden, un complexe de remise en forme réservé aux vieillards fortunés. On y pratiquait les greffes adéniques à base d'embryon humain, les remodelages esthétiques et toutes les techniques plus ou moins autorisées qui, d'une manière ou d'une autre, retardaient les effets du vieillissement. Par chance, Mikl avait repris connaissance dans la chambre d'hôtel de la précédente utilisatrice du déremat, une Sbaraïque âgée de cent soixante ans. Elle l'avait caché, nourri, choyé, et Mikl, pour la remercier, l'avait étranglée avec le cordon d'un rideau avant de dérober les nombreuses plaques de mille unités standard qu'elle avait eu l'imprudence de laisser traîner sur le lit. Du haut de ses dix ans, Mikl avait tenté de convaincre l'employé de l'agence C.I.L.T. d'Eden de lui vendre un aller simple pour la Libre Cité de l'Espace. L'employé avait estimé plus intéressant de l'assommer, de le soulager de ses précieuses plaques et, pour se débarrasser de lui il répugnait à tuer, en bon kreuzien , de le programmer à destination de Terra Mater, un monde oublié où personne n'allait et dont personne ne revenait. Ce relais imprévu aurait pu et dû représenter, pour Mikl, la chance de sa vie. Il ne s'était pas encore remis de l'effet corrigé Gloson que des êtres magnifiques, lumineux, étaient apparus autour de lui, surgis de nulle part... Sri Lumpa, Naïa Phykit, Shari, alors âgé de seize ans, et quelques disciples... A partir de cet instant, l'existence avait été un enchantement de tous les instants. Naïa Phykit était devenue la mère dont il n'avait jamais osé rêver. Après son initiation, il avait appris à maîtriser le son de vie, à voyager sur ses pensées, à joindre sa voix au chœur vibrant de la création... Les guerriers du silence avaient préparé le passage de la kaliyug à la satyug de l'Indda, de l'âge de la séparation à l'âge de l'union. Une transition périlleuse puisque d'autres formes de vie déniaient à l'homme le statut de créateur et œuvraient à l'anéantissement de tout le genre humain. A l'âge de vingt ans, Shari, celui que Naïa Phykit et Sri Lumpa avaient désigné comme le dernier maillon de la lignée des mahdis, était parti subir son ultime et mystérieuse épreuve... Pourquoi Mikl n'avait-il pas eu la patience d'attendre son retour ? Pourquoi avait-il été saisi d'une impétueuse envie de quitter ses condisciples et ses parents de lumière ? De vagabonder sur les mondes recensés, ivre de la puissance que lui conférait l'antra ? Il se souvenait seulement qu'il avait ressenti un odieux sentiment de jalousie lorsque était née Yelle, la fille de Naïa Phykit et de Sri Lumpa. Sa mère idéale l'avait abandonné. Comme, quelques années avant elle, sa mère biologique. Il n'avait sans doute pas supporté qu'on le trahisse une deuxième fois.

Les chasseurs avaient déserté leur poste de guet. Ils convergeaient maintenant vers la porte de la salle, s'engouffraient dans la cage de l'escalier extérieur.

« Attendez ! » cria Mikl.

Un battant du portail s'ouvrait lentement.

La silhouette épaisse de Song-Nu Jien, vêtu de sa longue veste noire et coiffé de sa toque rouge, s'immisça dans la cour. A quelques mètres suivait un protecteur, enfoui dans les plis et l'ample capuchon de son acaba blanche. Un silence oppressant tomba sur la salle. Les chasseurs, pétrifiés, regardèrent Song-Nu Jien s'avancer à pas comptés jusqu'au centre de la cour, puis, comme convenu, se mettre à courir en direction du bâtiment.

Distancé, le Scaythe s'immobilisa.

Une cible fixe, idéale pour des bourgeois dont les réflexes et l'adresse n'étaient pas les points forts (leur qualité principale, aux yeux des guides autochtones, c'étaient les sommes qu'ils consentaient pour avoir l'impression d'être adroits et pétris de réflexes).

« Qu'est-ce que vous attendez, nom de Dieu ? » hurla Song-Nu Jien au pied de l'escalier extérieur.

Revigorés par le coup de gueule de leur compagnon d'expédition, les chasseurs reprirent une larme de courage (après tout, ils étaient dix contre un), déverrouillèrent les crans de sécurité de leurs armes, dévalèrent l'escalier, remirent son ondemort à l'historiographe impérial et se déployèrent devant le protecteur, statufié au milieu de la cour. Quelque chose de maléfique se dégageait du capuchon de l'acaba. Même immobile et apparemment sans défense, le Scaythe paraissait infiniment plus dangereux que n'importe quel pumaon, oursigre ou lyphète des forêts franziennes. La lumière radieuse du jour semblait décliner sur un rayon de deux mètres autour de lui.

La respiration de Mikl, posté dans la salle, se suspendit.

Disposés en ligne (c'était d'ailleurs leur conception ordinaire de l'art cynégétique : un gibier piégé face à un peloton d'exécution), les chasseurs épaulèrent leurs armes.

« Feu ! » cria Song-Nu Jien.

Les bouches des ondemorts, brûlentrailles et poires désintégrantes vomirent simultanément leurs rayons. Comme elle se dressait à moins de vingt pas, qu'elle présentait une surface de tir confortable et qu'elle avait le bon goût de ne pas prendre ses jambes à son cou, les exécuteurs des hautes œuvres ne rencontrèrent aucune difficulté à toucher leur cible, même si quelques salves s'en allèrent piteusement frapper les murs métalliques sur lesquels elles abandonnèrent des cavités aux bords noirs et crénelés. Des volutes de fumée grise s'élevèrent de l'acaba blanche, criblée de larges points d'impact.

Un fauve, un sylvage se seraient effondrés pour beaucoup moins que ça, mais le protecteur resta debout, imperturbable, comme si ce déluge de feu n'avait eu aucun effet sur lui. Une extrême nervosité gagna les chasseurs, ainsi que Mikl, glacé d'effroi par l'effarante résistance du Scaythe.

« La tête ! La tête, nom de Dieu ! » rugit Song-Nu Jien.

Ils s'appliquèrent donc à viser le capuchon mais les tremblements de leurs membres, conjugués à la chaleur brûlante qu'irradiaient les crosses de leurs armes, ne contribuaient guère à affiner la précision de leur tir. Des ondes s'écrasèrent sur le portail, d'autres se perdirent dans les airs, d'autres encore frappèrent le protecteur au niveau des jambes, du bassin, du torse, d'autres enfin s'engouffrèrent dans l'ouverture de son capuchon. Cette fois-ci, l'impact le fit reculer, chanceler, et Mikl, qu'une flambée d'espoir réchauffa, s'attendit à le voir s'écrouler sur le béton de la cour.

L'acaba partait maintenant en lambeaux, dévoilait de larges pans d'écorce épithéliale brune et craquelée. Le protecteur se rétablit sur ses jambes et se dressa de nouveau face à ces dix humains qui ambitionnaient d'être ses bourreaux.

« Feu ! » s'égosilla Song-Nu Jien.

La salve déchiqueta le capuchon de l'acaba et découvrit la tête difforme du Scaythe. Ils s'aperçurent alors qu'il ne présentait aucune trace de blessure, aucune lésion apparente, aucune brûlure. Ses yeux globuleux, uniformément jaunes, jetaient des éclats électriques. Le seul élément de sa personne qui avait pâti de la grêle ondulatoire, c'était le tissu rugueux (et probablement de médiocre qualité) de son vêtement.

« Feu ! »

Fous de rage et de terreur, ils achevèrent de pulvériser l'acaba et de dénuder le corps du protecteur pouvait-on vraiment appeler cela un corps ? Il évoquait plutôt les statues de boue séchée, grossières et asexuées, dont les sylvages ornaient les places de leurs villages. Mikl comprit que son rêve, son ultime rêve héroïque, s'était brisé. Le mahdi Shari avait eu raison : le chant de la création, l'infime et omniprésente vibration des champs inddiques, était la seule arme efficace à opposer aux Scaythes d'Hyponéros. Et cette arme extraordinaire, lui, Mikl Manura, l'avait perdue. Un étau aux mâchoires acérées lui comprima le bas-ventre.

Geof Runocq et ses compagnons ne se rendirent pas compte que s'opéraient d'imperceptibles transformations dans les zones profondes de leur cerveau. Ils croyaient avoir rabattu un simple protecteur, un gibier facile, un spectre qui ne laissait pas de trace, et ils avaient affaire à un effaceur, une créature qui pouvait modifier à volonté leur conformation cérébrale. La peur retirait maintenant toute dignité aux dix grands bourgeois des mondes du Centre, y compris à l'honorable Song-Nu Jien, nouvel historiographe impérial. Non contents de vomir, d'uriner ou de déféquer dans leurs colancors, ils furent également pris d'une irrépressible envie de s'exterminer les uns les autres.

Un rictus de démence tordit la bouche de Geof Runocq, qui tourna son arme contre son voisin le plus proche et lui perfora la poitrine sans autre forme de procès. Des relents de viande brûlée se répandirent dans l'atmosphère déjà saturée par les odeurs de carbone. Mikl, épouvanté, eut de plus en plus de mal à distinguer les gibiers des chasseurs, car ils se faisaient tour à tour gibier et chasseur, couraient dans tous les sens, bondissaient comme des lyphètes pour esquiver les rayons étincelants qui jaillissaient des gueules de canons. Aucun d'eux ne songea à s'enfuir par le portail ouvert. Il leur fallait tuer ou être tué selon les règles de l'art cynégétique, selon les lois immuables de l'hallali. Ils devenaient enfin de véritables Nemrod, résolus, habiles, impitoyables. Six cadavres jonchèrent bientôt le sol. Les quatre survivants, dont Geof Runocq et Song-Nu Jien, ne se préoccupaient plus du protecteur, forme brune, figée, occultée par les écharpes de fumée qui s'enroulaient autour d'elle.

Lorsque Geof Runocq eut abattu son dernier gibier, le grand érudit Song-Nu Jien, il ne lui accorda pas le moindre regard, pas plus d'ailleurs qu'aux cadavres de ses huit autres compagnons d'expédition. Il leva son ondemort, posa l'extrémité du canon entre ses yeux et, sans l'ombre d'une hésitation, pressa la détente. L'onde lui perfora le crâne et lui désagrégea le cerveau.

Les yeux jaunes du Scaythe transpercèrent l'écran opaque de fumée. Des tentacules ondoyants et froids furetèrent sous le crâne de Mikl.

Un ressort se cassa dans l'esprit du jeune Sbaraïque.

Une heure plus tard, après que le protecteur se fut éclipsé, enveloppé dans une cape récupérée sur un cadavre, Mikl sortit à son tour de la cour intérieure de l'usine désaffectée, remonta la rue, traversa les faubourgs industrieux de Néa-Marsile et se dirigea vers l'orée de la forêt tropicale. Il fit une halte au Bar Naïmerod, où il commanda un verre de vin franzien. La serveuse, une rousse vêtue d'une robe bleue courte et décolletée, le lui servit sans dire un mot. Il l'avala d'un trait, extirpa une pièce d'une unité de sa poche et la lança sur la planche du comptoir. Au moment où il se retirait, la serveuse recouvra tout à coup l'usage de la parole :

« Et ces gros porcs ? Où sont-ils passés ? J'ai vu qu'ils avaient repris leurs armes... »

Il la regarda d'un air étonné. Il ne voyait pas de quels gros porcs ni de quelles armes elle voulait parler. Elle semblait le connaître mais il ne se souvenait pas d'elle. Il s'était arrêté dans ce cabanon parce qu'il avait soif et que c'était le seul débit de boissons du coin.

Le grondement de la grande cascade couvre les trilles des oiseaux-lyres. Giflées par les courants d'air, des gouttes d'eau froide cinglent le visage de Mikl, assis au bord de la faille vers laquelle l'ont machinalement porté ses pas. Il fixe jusqu'au vertige les crêtes noires et découpées des rochers qui affleurent l'eau bouillonnante cent mètres en contrebas. Des visages, des silhouettes, des paysages défilent dans son esprit, mais il ne parvient pas à donner de la cohérence à l'ensemble. Il sait seulement qu'il doit se lancer dans le vide. Une voix le lui ordonne. Ce n'est pas sa voix et pourtant elle provient des profondeurs de son âme.

Il se retourne et observe les feuillages bruissants. Il n'y a personne autour de lui. Il est seul avec lui-même. Seul avec sa détresse. Seul avec son chagrin. De grosses larmes coulent sur ses joues, mêlent leur tiédeur à la fraîcheur des gouttes de la cascade.

Il se lève. Une certitude le suffoque : il a raté sa vie, il a renié son humanité, il ne laissera aucune trace de son passage sur les mondes de l'en-bas.

Il se jette dans le vide. Juste avant de s'écraser sur les rochers, il est traversé par l'image d'une femme aux longs cheveux d'or et aux merveilleux yeux pers. Peut-être que s'il avait eu une mère comme elle, il aurait trouvé en lui la force de ne pas mourir.

CHAPITRE XI

Et ceux qui sont arrivés par l'espace repartiront par l'espace. Issus du Globe, ils retourneront au Globe. Ils verront la nouvelle Jer Salem, la cité de lumière, ils redeviendront les enfants de l'Eternité et ils ensemenceront l'univers. Car en vérité, la fin est le commencement, et le commencement est la fin. Les temps adviendront où les créatures de l'homme s'acharneront à détruire l'homme. Alors les xaxas, les messagers des dieux, les migrateurs célestes, surgiront des lointaines galaxies. Ils couvriront le ciel de l'amas et se poseront sur les glaciers. Et s'ouvriront leurs ventres, et en sortiront les chrysalides géantes qui se métamorphoseront en gigantesques papillons de feu.

S'achèvera pour le peuple élu le temps de l'exil.

Commencera le grand voyage vers la nouvelle et ancienne Jer Salem. Chaque Jersalémine, chaque élu, chaque enfant, chaque femme, chaque homme entrera dans le ventre d'un xaxas. Et les migrateurs célestes les nourriront de leur chaleur et de leur air, comme, des milliers d'années plus tôt la grande arche de fer nourrit les ancêtres de l'Exode. Et les migrateurs célestes les emporteront dans les deux, affronteront l'immensité du vide et les déposeront au bout de quarante jours sur le sol béni de la nouvelle Jer Salem. Les élus seront reçus par les anges de lumière, par les anciens et nouveaux prophètes, par les dieux. Ils créeront un Eden d'où seront bannis le malheur et le péché. Ainsi sera définitivement expiée la très grande faute de leurs ancêtres, les Phraélites qui défièrent les dieux et s'exterminèrent par les pensées.

O âmes élues, ô vous qui êtes l'ancien et le nouveau monde, ô vous qui êtes le passé et l'avenir, préparez ces jours merveilleux. Apprenez à entrer dans le ventre du xaxas, jeûnez quarante jours par an, usez de l'air avec parcimonie. O vous âmes élues, ô filles et fils du Créateur Unique, ô enfants du Globe, conservez la pureté de votre race, ne vous mêlez pas aux gocks vos faux frères humains. Ils sont maudits pour l'éternité et infectés sont leurs gènes, sale est la semence des hommes, putride est i. Gock (féminin : gocki) : désigne un étranger, un non-élu, dans l'antique langue de Jer Salem. Dans la bouche des Jersalémines, le mot « gock » prend une connotation péjorative, voire méprisante. le ventre des femmes. Le Globe les a reniés jusqu'à la fin des temps. Sachez, ô filles de Jer Salem, que celle qui sera couverte par un gock sera dénudée et enterrée vive dans le glacier. Sachez, ô fils de Jer Salem, que celui qui ensemencera une gocki aura le membre tranché et sera offert en pâture aux oursigres des neiges. Sachez que les xaxas nourriront les purs et tueront les impurs. Ô abyns, ô vous les gardiens de la Parole, veillez sur le peuple élu, sur le peuple divin, comme les chiens des bergers veillent farouchement sur les troupeaux. Soyez impitoyables avec les pécheurs et généreux avec les justes. Ô princes de Jer Salem, ô vous les garants des lois et des coutumes, payez de votre personne, montrez l'exemple, soyez plus sévères envers vous-mêmes qu'envers vos ouailles.

Chérissez la mémoire d'Elian, l'abyn qui guida nos ancêtres phraélites jusqu'à la Jer Salem de glace et de neige. Pour châtier les humains, les dieux courroucés lancèrent douze fléaux sur le Globe des origines. Il y eut successivement la colère des eaux, la colère de la terre, la colère des deux, la colère des volcans, la colère du feu, la colère des vents, la colère des neiges, la colère des insectes, la colère des fauves, la colère de l'atome, la colère des barbares et la colère des prêtres. L'abyn Elian se retira dans le désert de Gob et pria pendant quarante jours. Les dieux entendirent sa supplique et déposèrent à ses pieds une grande arche de fer. Elian passa quarante ans à rassembler les membres éparpillés du peuple élu de Phraël et, lorsque fut pleine l'arche de fer de ses quatre cent mille passagers, ils affrontèrent l'immensité de l'espace. Le voyage dura cent quarante années. Nombreux furent ceux qui désespérèrent, qui se révoltèrent, qui renièrent la Parole du Globe. Et ceux-là périrent par le carbone ou se jetèrent dans le vide.

Il advint que l'arche se posa sur ce monde de glace et de neige. L'abyn Elian déposa le Globe sacré dans le cœur du glacier et baptisa ce monde Jer Salem.

Il advint également que surgirent les xaxas des lointaines galaxies, qu'ils se posèrent autour de l'arche et que se déployèrent les papillons de feu. L'abyn Elian et quelques ancêtres prirent place dans le ventre des migrateurs célestes et s'envolèrent vers la Jer Salem de lumière.

Lorsque les créatures de l'homme envahiront les mondes humains et défieront les dieux, lorsque sonnera l'heure du juste châtiment pour les gocks impurs, les temps seront venus, ô filles et fils du peuple élu, de rejoindre l'abyn Elian...

 

Nouvelle Bible de Jer Salem,

versets du Livre des Xaxas

02 - Terra Mater
titlepage.xhtml
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_000.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_001.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_002.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_003.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_004.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_005.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_006.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_007.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_008.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_009.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_010.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_011.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_012.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_013.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_014.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_015.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_016.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_017.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_018.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_019.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_020.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_021.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_022.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_023.htm